IA Fictions
Artifices intelligibles : Relecture de la collaboration mimétique écrivain-AI chez Clemens Setz et Hermann Kant
05.06 - 11:15

Bio

Bruno Dupont est, depuis la soutenance de sa thèse sur la représentation des médias numériques en littérature allemande contemporaine, chercheur post- doctoral en game studies au sein du Mintlab à la KU Leuven, enseignant en jeu vidéo au Liège Game Lab et maître-assistant attaché à la recherche à la Haute École de la Ville de Liège. Il travaille actuellement sur la poésie gamer, l’apprentissage du jeu vidéo et (avec Ella Mingazova et Carole Guesse) l’obsolescence programmée.

Carole Guesse est chercheuse post- doctorale à la KU Leuven au sein du projet Homo Mimeticus, financé par l’ERC, où elle explore les liens entre posthumanisme, posthumain et mimesis. Elle a effectué son doctorat à l’Université de Liège et a soutenu, en 2019, une thèse de littérature comparée intitulée Fictions and Theories of the Posthuman. From Creature to Concept, dans laquelle elle propose une étude des relations entre les développements théoriques et artistiques de ce qu’on appelle « le posthumain ». Ces développements recouvrent, d’une part, le théories posthumanistes et transhumanistes et, d’autre part, la (science- )fiction. Elle a également écrit sur des problématiques liées au jeu vidéo et à l’obsolescence programmée. Elle codirige d’ailleurs, avec Ella Mingazova et Bruno Dupont, l’ouvrage collectif Obsolescence Programmée: Perspectives Culturelles (à paraître).

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Communication

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Abstract

Dans l’étude de l’intelligence artificielle en rapport avec la fiction, nombre d’écrits proposent une analyse d’oeuvres représentant des intelligences artificielles (tel que le récent ouvrage AI Narratives: A History of Imaginative Thinking about Intelligent Machinesde Cave, Dihal & Dillon) ou complètement créées par des IA. On se souvient par exemple du buzz médiatique déclenché par un chapitre de fan fiction dans l’univers de Harry Potter rédigé par la machine.

Dans beaucoup d’oeuvres issues de différents médias, l’intelligence artificielle se révèle en particulier être un embrayeur de fictionnalité. L’un des exemples les plus évidents est celui du jeu vidéo d’aventure ou de stratégie dans lequel le joueur interagit souvent avec des personnages non-joueurs contrôlés par une IA, qui influence ainsi les quêtes et le développement des histoires enchâssées (Arsenault 2006) typiques du vidéoludique. AI Dungeonaccorde même aux algorithmes le rôle central : dans ce jeu, les joueurs et joueuses lisent une aventure créée en temps réel par une IA sur la base de leurs décisions et inputs.Peut-être moins évidente est le rôle fictionnel des processus d’IA qui régissent les propositions formulées aux cinéphiles sur les plateforme de streaming telles que Netflix. Ils orientent non seulement la perception par ceux-ci des relations entre les différentes oeuvres, mais aussi le développement des oeuvres elles-mêmes, comme le montre l’analyse de House of Cardspar Finn (2017).

Notre hypothèse de départ est que cette fertilité narrative de l’IA influence en retour les écrivains de fiction, aboutissant à la naissance de fictions de l’intelligence artificielle, au sens où c’est le fonctionnement même d’une intelligence artificielle qui se trouve fictionnalisé. Cette feintise du fonctionnement de la machine, qui passe par l’application négociée d’algorithmes d’écriture, se manifeste dans plusieurs oeuvres de littératures contemporaine. Dans l’espace germanophone, Bot de Clemens Setz (2018)joue dès sa préface avec le concept de mort de l’auteur pour justifier l’avènement du bot. Il entend par là le fait de répondre aux questions d’une intervieweuse réelle via un processus automatique mais peu transparent de sélection parmi les entrées de son propre journal. Ces réponses, dont l’aspect parfois incongru et souvent poétique est mis en exergue par le discours d’escorte du recueil, font la part belle à la tradition littéraire et aux modèles traditionnels de l’écriture et de l’écrivain. Tout en problématisant de prime abord l’auctorialité, cette oeuvre participe en fait à la faire subrepticement revenir sur le devant de la fiction.

Cette fictionnalisation de l’IA, nouvelle en tant que telle, rappelle cependant le parti pris d’oeuvres plus anciennes et parfois oubliées. Nous souhaitons ainsi nous pencher également sur un de ces prédécesseurs : Escape: Ein WORD-Spielde Hermann Kant (1995). Dans ce texte tardif et inattendu de l’après-Mur, l’écrivain est-allemand règle ses comptes avec le capitalismetriomphant, la RFA, les Etats-Unis ainsi que le monde en voie de numérisation. Il le fait pourtant en utilisant les propositions fournies automatiquement par le correcteur de son logiciel de traitement de texte, propositions qui servent à lancer et maintenir en marche la suite d’anecdotes souvent acides qui constituent le propos du texte. En organisant ce jeu appelé KAMV (l’analogie avec Kampf, le combat, saute aux yeux) selon ses propres règles, l’auteur vieillissant met en scène son l’opposition inégale entre un auteur ultra-cultivé et spirituel, et une machine présentée comme obtuse et superficielle.

Ce que étudions dans ces deux oeuvres, ce sont les relations qu’elles instaurent entre l’IA, l’auteur et le lecteur/spectateur/joueur. La notion de jeu toutparticulièrement, prépondérante dans ce type de textes, nécessitera l’utilisation d’outils conceptuels issus des sciences du jeu. Puisque l’IA repose, conceptuellement et matériellement, sur l’imitation, nous proposons d’analyser ces oeuvres au prisme de la théorie mimétique contemporaine (qui redonne à l’imitation son importance originale dans une tradition qui s’est longtemps concentrée sur la représentation). L’on envisagera, en particulier, le rôle de l’inconscient mimétique (Lawtoo 2013)dans le processus d’identification, menant à la projection sur l’IA, tant par l’auteur que par le lecteur (au sens large), d’un statut auctorial. Dans le cas de Bot, par exemple, l’auteur revendique l’intervention de l’intelligence artificielle dans le processus de création de l’oeuvre et semble ainsi s’évacuer de ce processus, cédant les rênes à une instance non-humaine. Cependant, nous avançons que les auteurs, consciemment ou non, attribuent de l’auctorialité à ce qui n’est en fait qu’un outil dans un processus de création dont ils restent les véritables orchestrateurs, leur absence prétendue ne faisant que souligner, paradoxalement, leur toute-puissance. C’est véritablement ce paradoxe qui se trouvera au centre de notre communication, et que nous tenterons d’articuler, voire de démêler, dans une exploration pluridisciplinaire.

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